Marcel Proust. Le projet littéraire de la Recherche

À la recherche du temps perdu constitue une quête de l’expression, de l’art d’exprimer une vérité sur le réel qui ne nous abandonnerait pas à sa surface, dans une description superficielle qui signerait l’échec du projet littéraire.

Plusieurs épisodes sont emblématiques de cette quête, dès le début du roman. Le narrateur, encore très jeune, se trouve pris d’une forme de ravissement en recevant certaines impressions : le reflet du soleil dans une mare, un alignement d’arbres, un point de vue particulier sur un clocher… Dans un premier temps, son désir de formulation, d’expression de cette impression, s’achève sur quatre simples « zut ! », dans un passage de Du côté de chez Swann (Combray), marquant l’échec provisoire de cette démarche.

Quand j’essaye de faire le compte de ce que je dois au côté de Méséglise, des humbles découvertes dont il fut le cadre fortuit ou le nécessaire inspirateur, je me rappelle que c’est, cet automne-là, dans une de ces promenades, près du talus broussailleux qui protège Montjouvain, que je fus frappé pour la première fois de ce désaccord entre nos impressions et leur expression habituelle. Après une heure de pluie et de vent contre lesquels j’avais lutté avec allégresse, comme j’arrivais au bord de la mare de Montjouvain, devant une petite cahute recouverte en tuiles où le jardinier de M. Vinteuil serrait ses instruments de jardinage, le soleil venait de reparaître, et ses dorures lavées par l’averse reluisaient à neuf dans le ciel, sur les arbres, sur le mur de la cahute, sur son toit de tuile encore mouillé, à la crête duquel se promenait une poule. Le vent qui soufflait tirait horizontalement les herbes folles qui avaient poussé dans la paroi du mur, et les plumes de duvet de la poule, qui, les unes et les autres se laissaient filer au gré de son souffle jusqu’à l’extrémité de leur longueur, avec l’abandon de choses inertes et légères. Le toit de tuile faisait dans la mare, que le soleil rendait de nouveau réfléchissante, une marbrure rose, à laquelle je n’avais encore jamais fait attention. Et voyant sur l’eau et à la face du mur un pâle sourire répondre au sourire du ciel, je m’écriai dans mon enthousiasme en brandissant mon parapluie refermé : « Zut, zut, zut, zut. » Mais en même temps je sentis que mon devoir eût été de ne pas m’en tenir à ces mots opaques et de tâcher de voir plus clair dans mon ravissement.

Après plusieurs tentatives pour tenter d’approfondir ces impressions – essais trop brefs, vite abandonnés par paresse, avoue le narrateur – « impressions de forme, de parfum ou de couleur » où il eût fallu « tâcher d’apercevoir ce qui se cachait derrière elles », un essai écrit prend forme : le texte sur les clochers de Martinville, pour lequel le marquis de Norpois se montrera si sévère. (« Je comprends mieux maintenant, en me reportant à votre admiration tout à fait exagérée pour Bergotte, les quelques lignes que vous m’avez montrées tout à l’heure et sur lesquelles j’aurais mauvaise grâce à ne pas passer l’éponge, puisque vous avez dit vous-même en toute simplicité, que ce n’était qu’un griffonnage d’enfant (je l’avais dit, en effet, mais je n’en pensais pas un mot). » (À l’ombre des jeunes filles en fleurs ; Autour de Mme Swann.)

L’énigme tendue par certaines impressions semble au narrateur relever d’une perception ou d’une réminiscence plus ou moins achevée – selon que cette impression est « inédite », comme le sourire dans la mare de Montjouvain, ou qu’elle fait ressurgir une impression ancienne, allant jusqu’à faire renaître une période entière de sa vie en dégustant un morceau de madeleine (« tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé »).

Dans de nombreux cas, ces impressions ne permettent qu’un sentiment trop ténu, trop diffus pour pouvoir accéder à la formulation, comme la vision des trois arbres, de la calèche de Mme de Villeparisis près de Balbec, qui ne se laissera pas apprivoiser :

Je vis les arbres s’éloigner en agitant leurs bras désespérés, semblant me dire : « Ce que tu n’apprends pas de nous aujourd’hui, tu ne le sauras jamais. Si tu nous laisses retomber au fond de ce chemin d’où nous cherchions à nous hisser jusqu’à toi, toute une partie de toi-même que nous t’apportions tombera pour jamais au néant. » En effet, si dans la suite je retrouvai le genre de plaisir et d’inquiétude que je venais de sentir encore une fois, et si un soir – trop tard, mais pour toujours – je m’attachai à lui, de ces arbres eux-mêmes, en revanche, je ne sus jamais ce qu’ils avaient voulu m’apporter ni où je les avais vus. Et quand, la voiture ayant bifurqué, je leur tournai le dos et cessai de les voir, tandis que Mme de Villeparisis me demandait pourquoi j’avais l’air rêveur, j’étais triste comme si je venais de perdre un ami, de mourir à moi-même, de renier un mort ou de méconnaître un dieu. (À l’ombre des jeunes filles en fleurs ; Noms de pays ; Le pays.)

Léo Gausson. Paysage aux trois arbres (Wikimedia Commons).

Il n’y a pas, là, d’ineffable. Proust détestait d’ailleurs les points de suspension, censés exprimer de l’indicible. Et l’écrivain n’appartient pas au mouvement romantique. Si le narrateur est « dépassé » par ses impressions, ce n’est pas parce qu’elles sont trop sublimes pour pouvoir être exprimées, mais parce que son art n’a pas atteint le degré d’aboutissement qui lui permettrait de le faire. Et avant de devenir un art, cet acte est tout simplement un effort de pensée, auquel renonce le jeune homme attiré par la douceur de la paresse et des plaisirs qui se laissent gagner aisément.

C’est dans le dernier volume du roman, Le Temps retrouvé, que les « impressions » (celles, notamment, des pavés inégaux dans la cour de l’hôtel de Guermantes, du bruit d’une cuiller tintant contre une assiette…) se laisseront explorer avec le plus de profondeur, que s’éclaircira le devenir possible de ces perceptions : qu’elles soient réminiscences d’impressions passées ou impressions premières, elles font signe à l’écrivain pour qu’il fasse la lumière sur elles, composant ainsi la seule œuvre littéraire qui vaille vraiment comme telle, selon Proust – qui situe sans équivoque les autres œuvres de l’esprit dans un autre champ (philosophique, politique, etc). Le travail de l’artiste consiste à déchiffrer ces impressions et à les transcrire dans son œuvre ; c’est là qu’il pourra puiser cette joie de la « vie spirituelle » dont la valeur semblait si contestable, de prime abord, au jeune narrateur curieux de plaisirs plus mondains et qui identifiait surtout la vie « spirituelle » à la connaissance rationnelle et scientifique.

Cependant, je m’avisai au bout d’un moment, après avoir pensé à ces résurrections de la mémoire, que, d’une autre façon, des impressions obscures avaient quelquefois, et déjà à Combray du côté de Guermantes, sollicité ma pensée, à la façon de ces réminiscences, mais qui cachaient non une sensation d’autrefois mais une vérité nouvelle, une image précieuse que je cherchais à découvrir par des efforts du même genre que ceux qu’on fait pour se rappeler quelque chose, comme si nos plus belles idées étaient comme des airs de musique qui nous reviendraient sans que nous les eussions jamais entendus, et que nous nous efforcerions d’écouter, de transcrire. (Le Temps retrouvé.)

L’impression est pour l’écrivain ce qu’est l’expérimentation pour le savant, avec cette différence que chez le savant le travail de l’intelligence précède et chez l’écrivain vient après. Ce que nous n’avons pas eu à déchiffrer, à éclaircir par notre effort personnel, ce qui était clair avant nous, n’est pas à nous. Ne vient de nous-même que ce que nous tirons de l’obscurité qui est en nous et que ne connaissent pas les autres. (Le Temps retrouvé.)

Commence alors pour le narrateur une vie de Shéhérazade, car au moment où il découvre enfin quelle sera son œuvre, quel travail il devra mener pour l’édifier, son corps subit un affaiblissement tel qu’il le laisse comme à demi-mort, après un malaise dans un escalier. Et la mort sera toujours là désormais, près de lui, menaçante. Chaque jour il devra réunir toutes les forces qui lui restent pour ajouter un nouveau jour au dernier, un lendemain à la veille, en espérant ne pas arriver au terme de sa vie avant d’avoir achevé son œuvre.

Son devoir d’artiste est d’écrire cette œuvre qui donne accès à des vérités intemporelles.

Victor Hugo dit :
II faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent.
Moi je dis que la loi cruelle de l’art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances, pour que pousse l’herbe non de l’oubli mais de la vie éternelle, l’herbe drue des œuvres fécondes, sur laquelle les générations viendront faire gaiement, sans souci de ceux qui dorment en dessous, leur « déjeuner sur l’herbe ».

Le temps lui est compté, mais au même moment, le temps lui est conté, pourrait-on dire, car la découverte de cette quatrième dimension lui apparaît soudain comme la clé de l’existence et de l’œuvre à venir. Ainsi, À la recherche du temps perdu se clôt sur elle-même comme en une boucle, puisque ce que le narrateur se prépare à écrire, c’est précisément cette œuvre qui s’achève.

Je venais de comprendre pourquoi le duc de Guermantes, dont j’avais admiré en le regardant assis sur une chaise, combien il avait peu vieilli bien qu’il eût tellement plus d’années que moi au-dessous de lui, dès qu’il s’était levé et avait voulu se tenir debout, avait vacillé sur des jambes flageolantes comme celles de ces vieux archevêques sur lesquels il n’y a de solide que leur croix métallique et vers lesquels s’empressent des jeunes séminaristes gaillards, et ne s’était avancé qu’en tremblant comme une feuille, sur le sommet peu praticable de quatre-vingt-trois années, comme si les hommes étaient juchés sur de vivantes échasses, grandissant sans cesse, parfois plus hautes que des clochers, finissant par leur rendre la marche difficile et périlleuse, et d’où tout d’un coup ils tombaient. […] Aussi, si elle m’était laissée assez longtemps pour accomplir mon œuvre, ne manquerais-je pas d’abord d’y décrire les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant une place si considérable, à côté de celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace, une place au contraire prolongée sans mesure puisqu’ils touchent simultanément, comme des géants plongés dans les années à des époques, vécues par eux si distantes, entre lesquelles tant de jours sont venus se placer – dans le Temps.

Epreuves corrigées, À la recherche du temps perdu.

Une réflexion sur “Marcel Proust. Le projet littéraire de la Recherche

  1. Parmi les plus beaux passages de Marcel Proust figurent ceux consacrés à la sonate de Vinteuil dans « Du côté de chez Swann » : ce sont de véritables morceaux d’anthologie qui confèrent à ce morceau imaginaire, que nul n’a jamais réellement entendu, l’aura magique de morceaux de musique réels et connus de tous. De la poésie en prose. Le seul point qui me gêne chez l’auteur de « A la recherche du temps perdu », c’est sa vision pessimiste de l’amour basée sur son expérience personnelle mais que contredisent d’innombrables exemples y compris célèbres : en matière d’amour et de sexualité vouloir généraliser en se basant sur son propre vécu constitue une faute intellectuelle. Et pourtant Proust est l’auteur de certaines des phrases les plus belles et profondes écrites sur ce sujet. Comme par exemple « L’amour c’est l’espace et le temps rendus sensibles au cœur. » (« La prisonnière »).

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