Migration linguistique : « Tenir sa langue », de Polina Panassenko

Tenir sa langue de Polina Panassenko
Polina Panassenko, Tenir sa langue, Éditions de l’Olivier, 2022.

D’un épisode marquant de son existence : la demande de rétablissement de son prénom d’origine, Polina, francisé en Pauline, la narratrice – reflet de l’auteur – explore en réalité un thème plus large, la différence linguistique, le cloisonnement des univers créés par le partage ou le non-partage d’une langue, l’aventure inouïe du passage entre deux langues.

Le point de départ, l’incroyable difficulté à obtenir, en France, une modification de trois lettres dans son prénom, ouvre sur un épisode significatif pour la famille de l’auteure : la dégustation méfiante des premières frites américaines apparues en ex-URSS en janvier 1990, sous le regard désapprobateur de la grand-mère maternelle.

Lentement, mon grand-père saisit un bâtonnet ramolli sur le sommet de la pile, le soulève du bout des doigts et l’observe à la lumière filtrant par le rideau de tulle. Sur la phalange de son annulaire droit, la boule de chair mauve qui couvre l’éclat d’obus contraste avec la frite. En deux poussées, il enfourne le morceau de kartofel dans sa bouche et lentement se met à mâcher, expirant l’air de ses narines par petits coups secs. Éclaireur du goût. La mastication ralentit, la frite désolée vaincue par le dentier de fabrication nationale finit de fondre dans sa bouche. Un coup de langue sur les canines en acrylique et c’est la déglutition finale. Alors ? dit ma sœur. Alors c’est une patate froide, dit mon grand-père. (Tenir sa langue, p. 21-22.)

On suit les événements des années 1990 (notamment le putsch manqué de 1991) à hauteur de l’enfant qu’était alors Polina, dans l’appartement communautaire où vivent parents et grands-parents maternels. Au fil des pages, on découvre l’histoire de la famille côté paternel, des iévreï, c’est-à-dire des Juifs. Judéité qui est précisément à l’origine de la question du changement de prénom, chaque ascendant juif ayant voulu protéger ses enfants en masquant la dangereuse origine.

Le 26 décembre 1991, l’Union soviétique n’existe plus. (P. 31.) 

En Russie, le rouble ne vaut plus rien et les denrées se font rares. Tant bien que mal, la famille s’adapte, se débrouille.

Et en octobre 1993, Polina, sa sœur et leurs parents font leurs valises pour la France. Saint-Étienne et son célèbre centre commercial « Ochane Santr’Dieu ». Un immeuble accueillant, des voisins de palier fort chaleureux… mais une langue… comme un continent inconnu et hostile dans lequel la petite Polina mettra un peu de temps à trouver place. Puis la maladie de la mère, terrible, implacable.

À son arrivée en France, Polina interprète ce qu’elle entend comme de l’anglais (elle s’est initiée à cette langue avec son père), prend les enfants de l’effrayante materneltchik pour des orphelins.

Des orphelins ! je me dis. Dans le coin droit de la salle éblouissante apparaît une immense femme-adulte. Elle s’approche de nous, dit quelque chose à ma mère puis se penche vers moi et me fait signe d’avancer. Tous les orphelins nous regardent. Je fais un pas en avant, je lâche la cuisse de ma mère. Quand je me retourne, elle a disparu. En ce même instant, tous les mots disparaissent. (P. 60.)

Détail loin d’être anodin : c’est en tissant un lien de camaraderie avec un élève bègue, Philippe, exclu par le reste de la classe que Polina parviendra à se faire une place dans le groupe impitoyable des enfants de cette école.

Dans les flots de sons alentour, je commence à distinguer des îlots de sens. Je leur grimpe dessus, j’essaie d’assécher leur pourtour. Quand parmi eux je reconnais des sons changés en mots par Philiptchik, je les accueille tels des amis chers. Tian. Vian. Tous les moyens sont bons pour transformer la crème en beurre. Ce que je ne comprends pas, je l’imagine. (P. 74.)

La description précise et émouvante de l’apprentissage du français « sur le terrain », pour ainsi dire, par la petite fille russe, se double du récit d’une angoisse palpable quant à la perte de la langue russe. Les images de cette perte éventuelle sont très fortes : langue coupée par des ciseaux qui feraient « Tchik-tchik », métaphore des lézards dont la queue perdue est remplacée par une nouvelle, langue qui démange, au sens propre, comme une angine linguistique… (p. 70). C’est dans la datcha familiale, à quelque distance de Moscou, que la fillette retrouvera toute la saveur de ses mots russes, en jardinant avec son grand-père bien-aimé.

La gardienne de la langue, c’est la mère, qui joue un rôle de contrôleuse au poste-frontière entre les deux langues, afin que la séparation reste bien étanche. « Elle traque les fugitifs français hébergés par mon russe. Ils passent dos courbé, tête dans les épaules, se glissent sous la barrière. […] Ma mère les saisit et les décortique comme les crevettes surgelées d’Ochane Santr’Dieu. On ne dit pas garovatsia. On dit parkovatsia ou garer la voiture. La prochaine fois que garovatsia arrive je lui dis non, pousse-toi, laisse passer parkovatsia. » (P. 108.)

C’est par ses grands-parents maternels que Polina, devenue grande, gardera un lien très fort avec la Russie, son pays natal. La grand-mère, au tempérament bien trempé, furieuse contre Lebed et la dislocation de l’URSS ; sûrement prête à tout pour protéger son mari, mais obstinée au point de nier la réalité et de vivre dans un monde parallèle (elle ne tiendra jamais pour vrai le départ et l’emménagement de ses enfants en France). Lien indéfectible avec le grand-père, plus réaliste mais tout aussi critique à l’égard de l’Ouest.

Son décès, épisode d’une infinie tristesse, sera suivi d’un enterrement à coups de pots-de-vin assez sinistre (« la moitié en cash, la moitié par contrat », réclame l’employé des pompes funèbres). Il faudra alors quitter l’appartement pour la dernière fois, sans « s’asseoir pour la route », comme le requiert la tradition russe qui exige que l’on passe quelques instants assis en silence avant de partir en voyage.

Ce récit de migration physique et linguistique, brillant, incisif, émouvant, se révèle captivant de bout en bout et ne se laisse pas facilement oublier. Il touche à l’essentiel : la langue, les liens, la vie.

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