
Cette longue nouvelle de l’écrivain russe Evgueni Zamiatine (1884 – 1937) – ingénieur naval et concepteur de navires brise-glace dans son autre vie – a pour titre original На куличках, qui signifie : au milieu de nulle part, en pleine cambrousse, « à Perpète-les-Oies » ou « à Pétaouchnok », en quelque sorte, sans notion de diablerie. La traduction en français introduit donc une idée supplémentaire par rapport à l’original, mais il se trouve que la connotation méphistophélique de ce titre correspond plutôt bien à l’atmosphère et au rythme endiablés de cette histoire.

Ce récit écrit en 1914 dans la Russie tsariste (on n’est plus qu’à trois ans de la révolution bolchevique) met en scène un détachement militaire au fin fond du pays, près de la frontière chinoise, du côté de Vladivostok ; ou quelque part entre le fleuve Amour et la mer du Japon, en tout cas. Les mœurs y sont singulières, les beuveries monnaie courante, la corruption et la violence, omniprésentes ; et l’amour, tout autant. La femme du capitaine Netchessa fricote avec tous les hommes et met au monde une ribambelle d’enfants dont les traits rappellent peu ou prou le père biologique de chacun. Le général Azantcheev, petit despote de province corrompu jusqu’à la moelle, exige les faveurs de l’épouse de son subordonné en échange de la libération de celui-ci, incarcéré pour avoir osé dénoncer un détournement de fourrage et d’argent…
L’auteur, qui dit ne jamais avoir franchi l’Oural, et donc ne pas connaître cet Extrême-Orient russe qu’il dépeint, a pourtant recueilli des commentaires étonnants de gradés ayant servi dans cette région, qui lui ont assuré reconnaître parfaitement les personnages du récit ! Une attestation plutôt inattendue de réalisme, pour ce récit purement imaginé, selon Zamiatine.
En 1914, lors de sa parution, cette nouvelle reçut de la part des critiques un accueil enthousiaste, certains évoquant même « un nouveau Gogol ». Mais très vite, Evgueni Zamiatine connaît des démêlés avec la censure, car le récit est considéré comme licencieux et injurieux pour l’armée russe. À la lecture du texte, si savoureux, on comprend en effet que l’image des militaires russes en sorte quelque peu ternie. Ne serait-ce que dans le passage (qui permet de situer l’intrigue pendant l’alliance franco-russe, entre 1892 et 1917) où des militaires français viennent « solliciter l’autorisation d’inspecter la batterie côtière et le poste d’observation ».
Grand dieux, oui, je… j’y cours, je… à l’instant.
Et Molotchko piqua un galop. Mais où pouvait-il aller ? Chez qui galoper ? Il n’y avait plus de commandement, le général était en ville, Netchessa était donc le plus gradé des officiers. Mais Netchessa pouvait être particulièrement cafouilleux lorsqu’on le réveillait mal à propos après le déjeuner. On courait à la catastrophe, voilà tout !
— Capitaine Netchessa, capitaine… réveillez-vous, il y a un amiral français qui veut inspecter le poste d’observation…
— Rrr… pff… Qui-i ça ?
— Un amiral, je vous dis, français !
— Aux gogues, l’amiral, j’ai sommeil. Rrr… pff…
Le malheureux Molotchko (qui parle un peu le français, grâce à sa gouvernante) est chargé de répondre à toutes les questions de l’amiral. Pour expliquer l’absence des autres soldats, hâtivement dissimulés dans la forêt en raison de leur gueule de bois, il ne lui reste plus qu’à inventer une opération de défense contre de prétendus « Lancepoupes », que l’amiral prend pour une peuplade nouvellement découverte, de l’existence de laquelle il compte bien informer l’Institut de géographie…
Evgueni Zamiatine fait partie de ces écrivains « intempestifs » qui se retrouvent tout au long de leur vie à contre-courant des idéologies en vigueur dans la société qui les a vus naître. Déjà poursuivi et contraint à l’exil sous le tsar Nicolas II, parce que bolchevique, il sera ensuite considéré comme antisoviétique par le Parti, parce que trop critique. Après avoir quitté son pays, il s’installera à Paris en 1932 et, après sa mort survenue cinq ans plus tard, sera inhumé au cimetière parisien de Thiais.
Son œuvre la plus connue, Nous autres (1920), retraduite Nous (qui fera l’objet d’un prochain article), est un roman de science-fiction, une dystopie considérée comme prophétique de ce que devint la Russie soviétique, et, au-delà, une satire des régimes totalitaires.
Evegueni Zamiatine est mentionné à plusieurs reprises dans Le mage du Kremlin de Giuliano da Empoli (grand prix du roman de l’Académie française en 2022), roman dans lequel le narrateur se rend à Moscou pour mener des recherches sur cet écrivain.
2 réflexions sur “Une diable de nouvelle. Evgueni Zamiatine, « Au diable vauvert »”