
Ces deux récits de Zamiatine (voir l’article sur Au diable vauvert) ont été publiés à près de trente ans d’intervalle : Province en 1910, L’Inondation en 1929, juste avant le départ en exil de l’écrivain russe, trop critique envers le régime soviétique, comme il l’avait été à l’égard du régime tsariste dans les années 1900.
Province s’inscrit dans les récits satiriques de la vie campagnarde russe tandis que L’Inondation présente un drame urbain, presque à huis clos, dans un immeuble de l’île Vassilievski, à Saint-Pétersbourg.
Dans Province, dont le titre russe est : Уездное (« département », « comté »… par opposition à l’idée de grande ville), Baryba, jeune garçon corpulent qui semble avoir été taillé dans le roc ou le métal – ses camarades le surnomment « le fer à repasser » – se montre un piètre élève et se met à vivre de divers expédients après avoir été chassé de chez lui. D’intelligence faible, mais roublard et sans scrupule, il parvient non seulement à se sortir de plusieurs mauvais pas, mais aussi à en tirer profit, toujours au détriment de son semblable. Du cocher Ourvanka, en lui volant le statut de favori auprès de la riche veuve Tchebotarikha, ce qui lui assure une vie confortable pendant quelque temps ; puis au détriment de cette même veuve, en la trompant avec une pauvre servante ; puis d’un moine, qu’il vole effrontément… Même la potion de vérité concoctée par la sorcière du cru reste sans effet sur lui. Au prix (qui lui semble faible !) de la trahison d’un ami, il parviendra à ses fins : devenir un fonctionnaire respecté, sinon respectable, un agent de police « à épaulettes ».
Baryba n’est pas le seul personnage vil dans cette galerie de portraits où chacun s’essaie à vivre en saisissant toute occasion, fût-elle nuisible à ses voisins, avec pour distractions des jeux comme celui de la mouche – on parie sur le verre dans lequel elle tombera –, des bavardages plus ou moins oiseux et une consommation immodérée de vodka.
Seul le personnage de Timocha, tailleur de profession dans ses jours sobres, semble avoir des préoccupations plus élevées : philosophiques et spirituelles, même. Il rencontre quelque difficulté à y rendre sensibles ses comparses, et c’est lui qui finira le plus mal…
Et il [Timocha] débita sa tirade, sur Dieu – qui n’existait pas, même si on en revenait toujours au même point, à savoir qu’il fallait vivre selon sa loi –, sur la foi et sur les livres. Baryba n’avait pas l’habitude de moudre autant avec sa meule, les mots savants de Timocha l’éreintaient. Mais il l’écoutait, se traînant derrière lui telle une lourde télègue. Qui donc écouter, sinon lui ? Ce type, c’était une tête.
Or Timocha était déjà arrivé à ce qu’il considérait comme le plus important :
– Parfois, on a l’impression qu’il existe. Mais à bien retourner la chose, à bien y réfléchir, de nouveau, il ne reste rien. Rien : ni Dieu, ni terre, ni eau… rien que du vent. Tout n’est qu’apparence.
Timocha tourna un peu la tête comme un moineau ; quelque chose le dérangeait.
– Tout n’est qu’apparence. Parvenir à ce constat, c’est une chose ! Mais va donc vivre les yeux dans les yeux avec ce néant, va donc te nourrir de vent ! C’est là, vieux, que…
Et il vit que Baryba était déjà perdu, à la traîne, qu’il avait trébuché.
Timocha abandonna d’un geste de la main.
– Bah, ça ne te fait rien, à toi, tout ça, tu vis pour ta bedaine… Pour toi, même Dieu est comestible.
(Province, éd. Sillages, p. 43.)
L’auteur, mêlant style direct et style indirect libre, donne vie à cette histoire, faisant apparaître devant nos yeux ces personnages farfelus qui nous semblent pourtant si réels, allant droit au but tout en apportant de saisissants détails dans la peinture de ses caractères. Écrite quelques années avant Au diable vauvert, Province me semble en préfigurer le style.

Loin de la vie provinciale, l’intrigue de L’Inondation (наводнение), se déroule dans un quartier de Saint-Pétersbourg, sur l’île Vassilievski, sujette aux inondations, car entourée par le golfe de Finlande et la Neva, qui se divise en deux.
Trofim, qui travaille dans une chaufferie, et Sofia, son épouse, vivent là, dans une paix troublée par l’absence d’enfant. Ce manque détruit le couple et Sofia ne peut se résoudre à accepter l’éloignement de Trofim. Elle lui propose d’adopter la jeune fille d’un menuisier qui vient de mourir ; c’est ainsi que Ganka, adolescente discrète mais hardie, au regard insolent, vient vivre avec le couple. Elle ne tardera pas à exercer son charme sur Trofim, marquant ainsi l’échec de Sofia à reconquérir son époux. Mais une nuit où la Neva sort de son lit plus violemment que d’habitude, plongeant le quartier dans une situation catastrophique, Sofia, comme sous l’emprise d’une influence maléfique et irrépressible, s’arme d’une hache…
Rédigée dans un style moins coloré que les nouvelles de la Russie provinciale (Au diable vauvert, Alatyr, Province), et dénuée de l’humour des premiers récits, mais d’une redoutable précision, L’Inondation installe d’emblée un climat, un malaise, établissant de troublants parallèles entre les crues de la Neva et la survenue des règles chez Sofia – preuve tangible et tragique de l’absence de grossesse –, entre l’apparence physique d’un enfant tzigane aperçu dans une maison abandonnée et le physique de Trofim, entre la bouteille de Madère ouverte par Trofim pendant ses soirées avec Ganka et celle qu’il ouvre, cette fois, pour Sofia, le soir où elle lui annonce attendre enfin un enfant…
La personnalité retorse de Ganka, l’ambivalence des sentiments de tous les personnages à l’égard de Sofia (les voisines, Trofim…), la violence quasi animale née chez cette femme prétendument stérile, la rudesse de la vie sur l’île dont les résidents luttent contre les forces de la nature, tout concourt à faire naître un sentiment d’angoisse dénué de perspective d’apaisement. Une superbe nouvelle, d’une eau très sombre.
Toute la nuit, le vent de la côte avait battu la fenêtre, ébranlant les vitres ; les eaux de la Neva montaient. Et, comme relié à elles par des veines souterraines, le sang montait, lui aussi. Sofia ne dormait pas. Trofim Ivanytch trouva à tâtons ses genoux dans l’obscurité et resta longtemps ainsi avec elle. Pourtant, même là, quelque chose n’allait pas, il y avait comme un vide.
Il restait allongé ; les vitres tintaient, monotones, sous l’effet du vent. Soudain, il se souvint : la rondelle, l’atelier, les courroies tournant à vide…
– Voilà, c’est ça, déclara-t-il à voix haute.
– Quoi donc ? lui demanda Sofia.
– Tu ne fais pas d’enfants, voilà quoi !
Et Sofia comprit, elle aussi : oui, c’était bien ça. Elle comprit également que, si elle ne concevait pas un enfant, Trofim Ivanytch la quitterait, il s’écoulerait d’elle imperceptiblement, goutte par goutte, comme l’eau qui fuyait du tonneau percé, dans l’entrée. Trofim Ivanytch prévoyait depuis longtemps d’en réparer le cerclage, mais ne trouvait jamais le temps.
(L’Inondation, éd. Sillages, p. 18-19.)
Ces deux nouvelles de Zamiatine, chacune dans un style différent – vif, ironique, coloré pour Province ; précis, sobre mais toujours imagé pour L’Inondation – confirment à mon sens l’intérêt de cet écrivain et son importance dans l’histoire de la littérature.
Une réflexion sur “« Province » et « L’Inondation », d’Evgueni Zamiatine”