
Nous (en russe : Мы) c’est le roman qui passionne le narrateur du Mage du Kremlin (de Giuliano da Empoli, Gallimard, 2022) et qui le conduit à répondre favorablement à l’invitation quelque peu mystérieuse de « Nicolas Brandeïs »… qui se révèle être le fameux « mage ».
Écrit en 1920 et rapidement interdit dans l’URSS nouvellement fondée – il sera même qualifié « d’infect pamphlet contre le socialisme » par l’Encyclopédie littéraire soviétique – le roman de science-fiction d’Evgueni Zamiatine dépeint une société régie par un système politique totalitaire poussé à l’extrême. Tout est transparent dans ce monde ; non seulement les immeubles, dont les stores ne servent qu’à masquer la réalisation d’unions dûment programmées par les services du Bienfaiteur, mais même les rues, recouvertes d’une fine membrane qui recueille toutes les conversations. Seule une Heure Privative (perçue par le narrateur comme une dernière imperfection destinée à être corrigée) échappe à la transparence totale entre vie privée et vie publique.
Tiraillé entre sa tendresse pour « O », son amante programmée, et « I », la séduisante rebelle, le héros narrateur, « D-503 », constructeur du vaisseau spatial L’Intégrale pour le compte du Bienfaiteur, voit sa vie d’humain-robot bouleversée par l’apparition d’un mouvement séditieux dont « I » est une figure majeure. Ces insurgés désirent abattre la Muraille et renouer avec les « Méphis », humains qui ont échappé à l’instauration du régime totalitaire du Bienfaiteur et vivent dans une forme de sauvagerie organisée et bienveillante, à l’extérieur de la Muraille.
D-503 et I parviendront à abriter leur relation clandestine dans un lieu-limite, « la Vieille Maison », habitée par une étrange vieille femme à la bouche « moussue », « végétale », une maison organisée, à l’intérieur, comme dans l’ancien monde, mais dont l’extérieur est enrobé de verre et doté d’une porte en verre, symbolisant à la perfection ce rôle de « passage » entre les deux mondes.
La découverte d’un appartement de cette maison (qui se révèle plutôt une sorte d’immeuble) laisse le narrateur perplexe, tant il laisse transparaître l’existence d’individus à part entière, ayant existé avant l’instauration du nouveau régime dans lequel chaque citoyen est désigné par une lettre et un numéro.
Nous avons traversé une pièce où étaient disposés de petits lits d’enfants (à cette époque, les enfants aussi étaient une propriété privée). Puis il y a eu d’autres pièces, des glaces miroitantes, des armoires lugubres, des canapés insupportablement bigarrés, une immense « cheminée », un grand lit d’acajou. Notre matériau d’aujourd’hui – ce verre magnifique, transparent, éternel – n’était présent que sous la forme de quelques carrés de fenêtres, misérables, fragiles.
(Nous, Actes Sud Babel, p. 36-37.)
Le Bienfaiteur ne tarde pas à réagir à la présence de plus en plus visible des Méphis et de leurs alliés, en proposant (puis imposant) un traitement de choc à tous les citoyens :
[…] vous n’êtes pas coupables – vous êtes malades. Et cette maladie a un nom :
l’imagination.
C’est un ver rongeur qui creuse des rides noires dans nos fronts. C’est une fièvre qui nous pousse à courir toujours plus loin – quand bien même ce « plus loin » commencerait là où finit le bonheur. C’est – la dernière barrière sur sa route.
Réjouissez-vous : elle vient de sauter.
La voie est libre.
La dernière invention de la Science de l’État : le centre de l’imagination – un pauvre petit noyau dans la région du pont de Varole*. Une triple irradiation de ce noyau, et vous êtes guéris de l’imagination…
À jamais !
(Ibid. p. 178-179.)

Dans Nous, le style de Zamiatine diffère assez profondément de celui de ses précédents récits (Province, Au diable vauvert…). La ponctuation accumule les tirets longs, plutôt pour créer des ruptures que des incises, d’où une impression générale de « style coupé ».
« J’ai dans la tête un brouillard – léger et ondoyant. Dans ce brouillard – les longues tables de verre ; [etc.] » (p. 106), ou encore : « Une impression que vous devez connaître : au décollage d’un aéronef, vous montez – toujours plus haut – en cercles bleus, le hublot est ouvert, le vent vous siffle au visage – et la Terre n’existe plus, vous l’avez oubliée, elle est aussi éloignée que Saturne, Jupiter, Vénus » (p. 107).
Les points de suspension, déjà présents dans les récits antérieurs, mais ici surabondants, accentuent le sentiment, non pas d’incertitude (car chaque personnage semble au contraire vouloir exprimer des idées très précises) mais de sous-entendu.
Par exemple :
« – Et toute cette petite bande de vérités vraies, chauves et nues – les laisser en liberté… Non mais vous vous rendez compte… Tenez, prenez mon éternel adorateur – vous le connaissez, je crois – imaginez qu’il rejette tout ce mensonge de l’uniforme – et qu’il apparaisse en public tel qu’il est en vérité… oh ! » (P. 61.)
L’utilisation de métonymies se fait systématique pour désigner les personnages (caractérisation de « I » par l’expression « dents blanches et aiguës », par exemple, ou de « O » par sa rondeur et ses yeux bleus).
Ce roman dystopique, l’un des premiers du genre, est à la hauteur du rejet qu’il a d’abord suscité et de l’enthousiasme qu’il a ensuite fait naître chez ceux qui l’on redécouvert.
Et les propos de l’imaginaire « Vadim Baranov », dans le roman de Giuliano da Empoli, posant Evgueni Zamiatine en véritable adversaire de Staline, nous reviennent à l’esprit :
« – Quand Zamiatine convainc son ami Chostakovitch de composer la Lady Macbeth de Mtensk, poursuivit-il, c’est parce qu’il sait que l’avenir de l’URSS dépend de cette représentation. Que la seule façon d’écarter les procès politiques et les purges est de réintroduire la singularité de l’individu qui se rebelle contre l’ordre planifié. Et quand Staline se lève, furieux, et sort du Bolchoï après le troisième acte, c’est parce qu’il sait que la liberté du compositeur et de ses personnages est un défi direct à son pouvoir, à son projet artistique global »…
(Le Mage du Kremlin, Gallimard, p. 32.)
* Pont de varole : partie du tronc cérébral.