
En 1989, au moment de la chute du mur de Berlin, Inge et Walter Bischoff décident de quitter leur ville de Gera, en Thuringe, côté Est, pour passer à l’Ouest, confiant la garde de leur maison à leur fils Carl. Surpris par leur démarche, le jeune homme qui se rêve écrivain – poète, plus précisément – reste tout d’abord « à son poste », puis quitte lui aussi sa ville natale pour Berlin-Est à bord de la voiture paternelle, une Shiguli entretenue avec passion par Walter.
Dans la capitale où la chute du régime soviétique engendre un chaos aussi créatif que destructeur, Carl fera la rencontre d’un groupe d’extrême gauche, l’A-guérilla, qui tente par tous les moyens de sauver de la destruction les anciens immeubles en les occupant illégalement. La formation de maçon de Carl lui permettra d’être rapidement recruté par cette équipe haute en couleur, menée par un berger idéaliste, Hoffi, et sa chèvre nourricière nommée « Dodo ». Pendant que Carl met en pratique ses connaissances, se découvre de nouveaux talents – il devient serveur dans le bar improvisé de l’immeuble appelé « le Cloporte », « un café pour les travailleurs », tout en participant à l’entretien de ce lieu emblématique de la lutte contre le capitalisme et ses projets immobiliers – et tombe dangereusement amoureux, ses parents poursuivent leur périple à l’Ouest, d’une ville à l’autre, d’un travail à un autre ; toujours dans une admiration sans faille des GI américains présents sur place, pour Inge, tandis que son mari transporte partout sur son dos son précieux accordéon, dont on découvrira par la suite le rôle fondateur dans leur projet de départ. Autre objet important, un poste de radio de marque Stern (modèle « Stern 111 »), qui donne son titre au roman et jouera lui aussi un rôle essentiel, dévoilé à la toute fin du roman.
Quant à la précieuse Shiguli, que Walter a confiée à son fils avant de quitter l’ex-RDA, elle participe pleinement à l’aventure de Carl, lui servant non seulement de moyen de transport mais aussi d’outil de travail quand il devient taxi, d’hôtel avant qu’il ne soit accueilli au Cloporte… Elle sera même réparée par des Russes, encore présents – aussi cordiaux qu’inquiétants – dans ce moment de transition post-soviétique. On trouve même dans la galerie de personnages le fils d’un général du KGB, le comandante, obnubilé par les « chiens garde-frontière », des bergers allemands qu’il considère comme l’arme idéale de protection des immeubles occupés (ou « habités », comme dit le berger Hoffi).
« – Je le dis de façon tout à fait générale : le chien garde-frontière est un être très sensible. Sa lignée est aristocratique et son histoire anti-fasciste, en fait depuis plusieurs générations. Ce qui signifie qu’on ne trouvera nulle part en ce monde, je dis bien nulle part, un être vivant mieux préparé à notre combat. Aucun autre quadrupède ne serait capable de mieux protéger nos immeubles contre les hordes de skins et de fachos. » (P. 258.)
Mais ces redoutables bergers se révéleront peu enclins à rester à leur poste et s’égailleront dans la nature, n’apportant à l’A-guérilla qu’une source de préoccupation supplémentaire…
La réussite du roman tient en bonne partie à cet art de Lutz Seiler dans la narration de la transition, précisément. Le devenir adulte de Carl correspond au devenir d’un pays qui s’est effondré pour la deuxième fois en quarante (et quelques) années et qui cherche désespérément une identité durable et supportable, à l’image du jeune Carl.
Peut-être cette quête ne doit-elle finalement aboutir qu’à la conscience de la primauté de cette conscience sur l’identité elle-même, d’ailleurs. À la fin du roman, le narrateur fait ce constat :
« Quand il se contentait de regarder sans penser, il se sentait mieux. Le goudron sortait directement de la terre, c’était une fosse remplie de poix, il n’avait jamais rien vu de pareil. Il ne pouvait ni se détourner ni penser à autre chose. Aucune définition ne lui correspondait, son essence ne pouvait être déterminée – il avait vingt-cinq ans, maintenant, et il n’était rien. » (P. 533.)
Seule l’activité de l’écriture, par son fonctionnement de flux rythmé et musical absorbant la conscience de l’auteur, pourrait lui être de quelque secours, comme il le perçoit lorsqu’il arpente son appartement du Cloporte en scandant des paroles à l’aide d’un objet ou même de la crosse d’une kalachnikov prêtée par ses « amis » russes.
Mieux qu’une identité, cet avenir d’écrivain qui se dessine pour Carl lui ouvre une perspective. Celui de ses parents, plus évident dans un premier temps, ne sera peut-être pas définitivement à l’Ouest, comme le laisse pressentir la fin du livre.
Faisant référence à Heiner Müller ou Franz Kafka et évoquant parfois Thomas Bernhard par l’obsession pour les mots et leur ressassement, Stern 111 se lit non seulement comme un roman de l’Allemagne de la (délicate) réunification, mais aussi comme un Bildungsroman contemporain.
Lutz Seiler, né en 1963 en Thuringe comme la famille Bischoff de son roman, a d’abord eu une carrière de poète avant de publier un premier roman, Kruso, qui lui fit remporter en 2014 le prix du Livre allemand de la foire de Francfort.

Extrait. – Carl s’improvise chauffeur de taxi dans Berlin…
Berlin lui resta étranger, en ces nuits de taxi clandestin. En fait, il ne connaissait qu’un unique itinéraire à travers la ville, de sorte qu’il tentait d’y inclure chaque nouvelle course. Il s’était composé à partir des quelques repères lui paraissant familiers une image aussi confuse que simplifiée de Berlin, en renonçant à envisager d’autres possibilités alors qu’il devait en exister (et qu’il en existait) des milliers. Il en allait probablement comme de l’écriture : il ne voulait surtout pas resserrer ses liens avec la désolation du monde extérieur (la prétendue réalité ou la contrainte qu’exerçait chaque jour la trivialité de son existence, telle fut longtemps son opinion). En outre, il n’aimait pas les cartes. Il ne leur faisait pas confiance, il avait mal aux yeux dès qu’il en ouvrait une – on pourrait aussi dire qu’il ne se débrouillait pas très bien avec elles. Chaque carte dépliée était imprégnée d’une odeur d’échec et de vanité.
Dans la Shiguli, cette situation provoquait souvent de longues conversations ou discussions. Carl tentait de faire oublier son ignorance par des plaisanteries, ce qui était fatigant et énervant. C’était un grand soulagement, quand des clients se révélaient capables de le piloter jusqu’à destination. Si tout se passait bien, ces passagers avaient souvent l’impression d’avoir accompli un exploit, quelque chose qu’il fallait avoir connu une fois dans sa vie (comme on dit), et ils se montraient généreux au moment de payer. Certains prenaient congé avec effusion et serraient Carl dans leurs bras, ou du moins essayaient de le faire – comme si (après cette aventure) une amitié extraordinaire allait commencer. Un taxi clandestin blanc et orange errant pour ainsi dire à l’aveuglette dans les rues de Berlin, voilà qui faisait partie, d’une façon aussi nécessaire que difficile à expliquer, de la grande fête que célébrait toute cette époque.
(Lutz Seiler, Stern 111, op. cit., p. 192-193.)