
Dans le recueil de nouvelles Cavalerie rouge, l’écrivain juif ukrainien Isaac Babel (également auteur des Contes d’Odessa) évoque sa participation à la guerre russo-polonaise de 1919-1921 (appelée aussi guerre soviéto-polonaise) au sein de l’armée russe, dans une prose poétique dont la beauté et la subtilité offrent un contraste saisissant avec la brutalité et la violence des faits relatés.
L’écrivain, bolchevique convaincu, s’est engagé dans l’Armée rouge en guerre contre la « Pologne blanche », pour une Russie devenue soviétique, désireuse de mettre en place un régime communiste dans ce pays voisin qui venait tout juste de recouvrer son indépendance à l’issue de la Première Guerre mondiale, après avoir été partagé entre la Prusse et l’Empire russe. Babel a participé à cette campagne sous le commandement de Semion Boudionny, officier de cavalerie plusieurs fois mentionné dans l’ouvrage.
Les nouvelles qui composent Cavalerie rouge sont toutes brèves (quelques pages, au plus), parfois lapidaires (deux petites pages) ; elles prennent place en Volhynie, région répartie de nos jours entre la Pologne et l’Ukraine. Les comparaisons et alliances de mots insolites, l’alternance de phrases courtes et longues, la transcription non remaniée de propos de cosaques, soldats, juifs de Volhynie… toutes les caractéristiques du style de l’écrivain concourent à produire un effet de saisissement. Qu’il raconte la vengeance d’un soldat blessé ou bafoué, la solitude d’un bivouac improvisé dans l’attente de nouveaux ordres, ou les travers obscurs de personnalités troubles ou héroïques, le style de Babel, acéré comme une flèche, atteint sa cible.
Dans « Pan Apolek », on découvre dans la ville de Novograd-Volynsk (située en Ukraine, de nos jours) un homme qui réalise et vend des peintures religieuses quelque peu profanes, puisqu’il représente les personnages sacrés de la Bible sous les traits de ses commanditaires, fussent-ils peu recommandables.
Extrait (p. 33 et sq.) :
J’admirai l’art du peintre, son inventivité obscure. Je fus d’autant plus surpris le lendemain par la Vierge aux joues rouges qui surmontait le lit conjugal de pani Elisa, la gouvernante du vieux prêtre. Les deux toiles portaient l’empreinte d’un même pinceau. Le visage replet de la Vierge – c’était le portrait de pani Elisa. Et là, je m’approchai du dénouement du mystère des icônes de Novograd. Ce dénouement conduisait à la cuisine de pani Elisa, où se rassemblaient, dans le parfum des soirs d’été, les ombres de la vieille Pologne des serfs, un peintre fol-en-christ à leur tête. Mais était-il un fol-en-christ, pan Apolek, qui avait peuplé d’anges les villages alentour et sanctifié Ianek le converti boiteux ? […]
Les commandes, ça ne lui manquait pas. Et quand, au bout d’un an, exhortée par les messages frénétiques du prêtre de Novograd, la commission épiscopale de Jitomir vint, elle trouva dans les baraques les plus miséreuses et pestilentielles ces monstrueux portraits de famille, sacrilèges, naïfs et pittoresques comme la floraison d’un jardin tropical. Des Joseph à la tête grise divisée par une raie, des Marie rustiques déformées par les grossesses, les jambes écartées – ces icônes étaient accrochées dans le “coin d’honneur”, ornées de couronnes de fleurs en papier.
— Il vous a sanctifiés de votre vivant ! s’exclama le vicaire de Doubno et de Novokonstantinov, en réponse à la foule qui défendait Apolek. – Il vous a entourés des attributs indicibles de la sainteté, vous, trois fois tombés dans le péché de désobéissance, bouilleurs de cru clandestins, créanciers inflexibles, falsificateurs de poids et marchands de l’innocence de vos propres filles !
— Votre Sainteté, dit alors au vicaire Vitold le boiteux, receleur et gardien du cimetière, où est-ce qu’il voit la vérité, notre tout miséricordieux Seigneur Dieu, et qui le dira au peuple ignare ? Et n’y a-t-il pas plus de vérité dans les tableaux de pan Apolek, qui flatte notre fierté, que dans vos paroles, pleines de réprobation et de colère seigneuriales ?
Les huées de la foule mirent le vicaire en fuite. L’état des esprits dans les alentours menaçait la sécurité des serviteurs de l’église. Le peintre, invité à la place d’Apolek, ne se décidait pas à recouvrir Elka et Ianek le boiteux. On peut les voir aujourd’hui encore dans une chapelle de l’église de Novograd : Ianek en apôtre Paul, boiteux à l’air craintif, à la barbe noire et filandreuse, renégat de village, et elle, la pécheresse de Magdala, maigre et folle, le corps dansant et les joues creuses.
Entrecoupés d’épisodes pittoresques tirés de la vie quotidienne en Volhynie, les récits sanglants ne manquent pas dans le recueil, mettant en évidence les sentiments très divers des combattants : férocité, bravoure, gaieté, tristesse, désespoir… Dans « La mort de Dolgouchov », par exemple, le narrateur avoue son incapacité à achever un bon camarade, que sa blessure incurable fait souffrir. Pour autant, le lecteur ne peut oublier qu’Isaac Babel était bel en bien engagé dans l’armée bolchevique et considérait comme son devoir de tuer des soldats polonais ; il s’agit d’une vraie guerre, et de ce point de vue, la poésie n’y change rien.
On lit au début de « Konkine », par exemple (p. 110) :
On hachait menu de la noblesse polonaise derrière la Belaïa Tserkov. On ravageait ferme, même les arbres s’en recourbaient.
L’on trouve également des passages qui font état d’une répugnance à l’égard du meurtre et de la destruction. Extrait du récit « La route vers Brody » :
J’ai de la peine pour les abeilles. Elles sont déchiquetées par les armées en conflit. En Volhynie il n’y a plus d’abeilles.
Nous avons profané les ruches ineffables. Nous les avons traitées au soufre, fait sauter à la poudre. Les haillons enfumés ont empuanti les républiques sacrées des abeilles. En mourant, elles volaient lentement et bourdonnaient presque sans bruit. Privés de pain, nous extrayions le miel au sabre. En Volhynie il n’y a plus d’abeilles.
La chronique des crimes quotidiens m’oppresse inlassablement, comme une malformation du cœur. (P. 65.)
Après une étonnante réflexion théologique de son compagnon d’armes Afonka Bida sur le comportement respectif des moucherons et des abeilles à l’égard du Christ sur la croix puis une chansonnette sur un capitaine cosaque intempérant et son courageux poulain, le narrateur et Afonka approchent de leur destination, Brody, dans un passage en prose poétique très caractéristique de l’ensemble de l’œuvre (p. 67 et sq.) :
Le silence rosissait. La terre était couchée comme l’échine d’un chat couverte de la fourrure luisante des blés. Sur la colline se voûtait le hameau blanchi à la chaux de Klekotow. De l’autre côté du col nous attendait la vision de Brody, ville morte et dentelée. Mais près de Klekotow un coup de feu nous claqua bruyamment à la figure. Deux soldats polonais sortirent de derrière les maisons. Leurs chevaux étaient attachés à des pieux. Une batterie légère de l’ennemi montait consciencieusement sur la colline. Les balles s’étiraient comme des fils le long du chemin.
— En avant ! dit Afonka.
Et nous nous sommes sauvés.
Oh Brody ! Les momies de tes passions écrasées soufflaient sur moi leur poison invincible. Je sentais déjà le froid mortel des orbites inondées de larmes refroidies. Et voilà qu’un galop branlant m’emporte loin de la pierre lézardée de tes synagogues…

Enfin, il arrive que les récits les plus violents ne soient pas les plus diserts mais au contraire les plus laconiques. En témoigne cette très brève nouvelle, « Prichtchepa » (p. 102-103, texte intégral) :
Je me fraie un chemin jusqu’à Leszniow où s’est installé l’état-major de la division. Prichtchepa, un jeune gars du Kouban1, m’accompagne toujours ; c’est un goujat pas assommant, un communiste expulsé, un futur brocanteur, un syphilitique insouciant, un embobineur peu pressé. Il porte une veste pourpre de drap fin et un bachlyk2 rejeté en arrière. Chemin faisant il m’a parlé de lui. Je n’oublierai pas son récit.
Il y a un an Prichtchepa fuyait devant les Blancs. Pour se venger, ils avaient pris ses parents en otages et les avaient tués dans les services du contre-espionnage. Les voisins ont pillé tous leurs biens. Quand les Blancs ont été chassés du Kouban, Prichtchepa est revenu dans sa stanitza3 natale.
C’était le matin, l’aurore, le sommeil des moujiks soupirait dans la chaleur de l’air tourné. Prichtchepa loua une charrette publique et s’en alla par la stanitza rassembler ses gramophones, ses cruches à kvas, et les serviettes brodées par sa mère. Il sortit dans la rue en bourka4 noire, un poignard courbe à la taille ; la charrette brinquebalait derrière. Prichtchepa passait de voisin en voisin et l’empreinte sanglante de ses semelles le suivait à la trace. Dans les maisons où le cosaque retrouvait les affaires de sa mère ou la pipe de son père, il laissait derrière lui des vieilles femmes tailladées, des chiens pendus au-dessus du puits, des icônes maculées d’excréments. Les gens de la stanitza fumaient leurs pipes en suivant sombrement son chemin. Les jeunes cosaques s’étaient dispersés dans les champs et faisaient le compte. Le compte gonflait et la stanitza se taisait. Une fois terminé, Prichtchepa retourna dans la maison paternelle vide. Il replaça les meubles dans l’ordre dont il se souvenait depuis l’enfance et envoya chercher de la vodka. Enfermé dans la maison, il but deux jours d’affilée, chanta, pleura et fendit les meubles à coups de sabre.
Le troisième jour, la stanitza aperçut de la fumée partant de l’isba de Prichtchepa. Brûlé et déchiré, les jambes flageolantes, il fit sortir la vache de sa stalle, lui plaça un revolver dans la bouche et tira. La terre fumait sous lui, l’anneau de fumée bleue s’envola dans la cheminée et fondit, un taurillon resté seul dans l’écurie se mit à sangloter. L’incendie luisait comme un dimanche. Prichtchepa détacha son cheval, sauta en selle, jeta dans le feu une mèche de ses cheveux et disparut.
Demidovka, juillet 1920.
1. Région de Russie située entre Krasnodar et la mer d’Azov.
2. Capuchon en duvet. (N.D.T.)
3. Village de cosaques. (N.D.T.)
4. Cape traditionnelle caucasienne.

Well reviewed short stories! 👍
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