
coll. « Du monde entier ».
Le journaliste et écrivain Daniel Odija est l’auteur de plusieurs œuvres (romans, nouvelles et BD) dont, malheureusement, une seule accessible au public francophone : La scierie (Tartak, en polonais).
L’histoire prend place dans une Pologne provinciale postcommuniste, et ce n’est pas exactement un vent de liberté qui souffle sur ce microcosme articulé autour d’une scierie, d’un lac et d’une vieille coopérative ; c’est plutôt le vent mauvais d’une liberté encombrante, limitée, de fait, par une indigence matérielle, affective et intellectuelle qui touche presque tous les protagonistes du récit. Chômage, vodka, violence et solitude composent la sombre existence de chacun à des degrés divers. Pourtant, une forme d’espoir et d’étranges évasions (éthyliques ou authentiquement spirituelles, il est difficile d’en décider) percent de lumineux et célestes rayons l’épais rideau gris du quotidien.
Le personnage principal du roman, Jozef Mysliwski, a une idée tenace : gagner de l’argent et étendre son modeste empire. Après un lucratif élevage de renards destinés à finir en manteaux de fourrure, son intérêt se porte sur l’industrie du bois et il fait construire une scierie sur des terres rachetées aux paysans grâce à la fortune acquise par le commerce des peaux. Un voisin, Sekowiak, que sa paresse a conduit à planter des arbres sur ses terrains pour éviter d’avoir à les cultiver, lui apporte la première manne qui l’enrichit rapidement. Jozef achète ensuite des machines de plus en plus nombreuses, de plus en plus performantes… mais confie le développement de son activité à un jeune commercial de moralité douteuse.
Il s’appelait Marcin Panek. Il présentait vraiment bien. Anglais courant, doctorat en économie, expérience du marché intérieur. Il ne connaissait rien au commerce du bois, mais avait déjà travaillé avec succès dans la vente de gros camions.
(Op. cit., p. 18.)
Mysliwski accorde alors une confiance aveugle à Marcin Panek, qui ne s’en montrera pas digne…

Le personnage de Jozef Mysliwski n’est pas d’un seul bloc, car à côté de ses travers autoritaires et cruels (notamment à l’égard de son épouse Maria), il montre parfois des faiblesses et une sensibilité qui contribuent à le rendre plus sympathique ; surtout lorsqu’il évoque ses souvenirs d’enfance, qui prennent, à l’occasion, un tour comique dans ce roman très sombre.
Un jour, le père avait regardé à la télévision un concert de Karel Gott, un chanteur tchèque dont ne se souviennent que quelques vieilles admiratrices défraîchies. Le père aimait beaucoup Karel Gott. Coiffure impeccable, sourire collé aux lèvres, beau costume, le chanteur serrait le micro avec les deux doigts de sa main droite. Il faisait remonter son petit doigt, exactement comme le père de Jozef lorsqu’il buvait son dernier verre, après lequel il s’endormait sur sa chaise.
À un moment donné, un autre Karel Gott était apparu sur l’écran du téléviseur, à côté de la silhouette du chanteur.
– Regarde, mon petit Jozef, comme il ressemble à l’autre, remarqua le père interloqué.
– C’est juste une image, un reflet, un effet technique…, essaya de lui expliquer Jozef.
Mais le père ne voulait rien entendre :
– Ne me prends pas pour un idiot, fiston ! La télévision peut tout, ils sont allés chercher son frère jumeau pour qu’ils chantent ensemble.
– Non, papa, ce n’est pas vraiment ça…, fit Jozef, juste au moment où un troisième Karel Gott apparaissait sur l’écran.
– Regarde, fiston, en voilà un troisième !
– Mais, papa, ce sont des faux ! Seul Gott est vrai, les autres, ce n’est qu’un trucage !
– Ne me raconte pas de bêtises, fiston ! À la télé, ils ont de gros moyens. Gott a deux frères jumeaux, alors ils les ont fait venir sur scène pour qu’ils chantent avec lui. J’ignorais que Gott avait deux frères.
À peine eut-il terminé que Karel Gott se multiplia sur l’écran en une dizaine de reflets identiques qui se mirent à tournoyer ensemble, comme les planètes autour des planètes, de sorte qu’il devint impossible de savoir qui était le vrai Gott, qui son reflet, et qui le reflet du reflet.
– Bordel de merde ! jura le père avant de se taire définitivement. (P. 59-60.)
Les autres personnages de La scierie prennent au fil de l’histoire autant d’importance que Mysliwski, que ce soit Tosiek, l’ouvrier alcoolique invétéré, hagard au point de couper son doigt au lieu d’une planche, Alek, qui a la bougeotte, Stan, qui a peur de tout, un vieil homme aux allures de sorcier (ne montre-t-il pas d’étranges pouvoirs ?) qui apporte une touche fantastique au récit, Mariola, maîtresse attitrée de Jozef Mysliwski… Le fils de Mysliwki, Krzysztof, dont le crime restera impuni parce qu’il est le fils de Jozef, ainsi que le politicien louche Pasieka, populiste et corrompu, introduisent dans le roman l’injustice dans sa dimension politique. Mais chacun reste englué, de quelque façon, dans une forme de sortilège qui s’acharne sur lui et dont la source n’est pas définitivement éclaircie.
L’œuvre n’est pas dénuée de toute lumière, cependant : bonté réelle de Maria, éclairs de lucidité ou de délire de certains personnages. Les observations sur la nature sont particulièrement saisissantes. Vie et mort des mouches, cris des arbres abattus…
Pour un homme dont les entrailles vibrent au rythme du sang et de la chair, l’intérieur d’un arbre semble mort. C’est sans doute la raison pour laquelle les tentatives de décrypter la vie d’un arbre (ce qui est arrivé en lui et autour de lui durant ses longues années d’existence) n’ont aucune chance réelle d’aboutir. À défaut de langage commun et d’imagination, elles s’appuient sur des suppositions où il serait vain de chercher la moindre idée conciliant le monde végétal avec le monde animal.
L’arbre coupé en deux produit un son bref. C’est seulement lorsque la scie le traverse de bout en bout, sur toute sa longueur, qu’il pousse des cris hauts et perçants. Mais ce son est trop éloigné de la voix sortie de la gorge d’un animal pour attirer notre attention. Tout au plus, son timbre inhumain nous fait-il tressaillir. Un son à l’image du temps qui s’empare de nous sans nous porter la moindre attention. De même que nous ne portons aucune attention aux arbres abattus. Sauf pour en faire des meubles ou pour nous chauffer, mais la chaleur ne dure qu’un moment. (P. 19-20.)
La narration adopte le point de vue de plusieurs personnages, tantôt Jozef Mysliwski, tantôt son épouse Maria, leur fils Krzysztof, le jeune Alek, qui revient d’Amérique et arbore un chapeau de cow-boy, ou encore Marta, l’idiote du village… Le récit est divisé en brèves séquences qui projettent le lecteur dans la pensée de l’un ou l’autre des protagonistes. L’intrigue principale demeure toutefois l’évolution de l’affaire de Jozef – la scierie, donc – mais l’existence puis la mort du vieillard-sorcier jouent un rôle particulier, par l’action profondément déstabilisante que ce personnage exerce sur la famille Mysliwski à travers le fils, Krzysztof. Il a droit à sa propre séquence, dans l’intimité de son logis…
Les gens ignoraient que le vieux écrivait son Livre à lui. On y apprenait qu’au commencement, l’Homme créa Dieu. Et Dieu, à l’image de l’Homme, était imparfait. Et chaque chose éveillée par son souffle portait en elle la semence de la fin. Car l’Homme vit moins longtemps que le souffle du vent. Et Il est à l’origine de tout. À son image, le blé pourrit sous la pluie. Les estomacs digèrent le pain. Et la terre digère les estomacs. Et le ver réduit la terre en poussière. Le sourire déforme les lèvres par les pleurs à venir. Les pleurs engendrent la tristesse et le mal qui ne succombent qu’à la mort. Et seule la mort n’a plus rien devant elle. Elle transforme la vie en poussière. Ainsi, tout ce qui fleurit deviendra poussière. Tout ce qui résonne deviendra silence. Et la poussière formera un tertre avec des os, mais la fin viendra de l’eau. Car le monde sera noyé dans les larmes.
Voilà le Livre qu’écrivait le vieux. (P. 72-73.)
Quant au jeune commercial Marcin Panek, il se révèle être le filleul du politicien véreux Pasieka… une découverte qui vient confirmer l’impression d’ensemble, à l’image de la jambe abîmée de Sekowiak, heureux propriétaire du lac où viennent se baigner nombre de touristes, mais condamné à finir sa vie en fauteuil roulant…
Finalement, le ver est toujours dans le fruit et il semble y avoir quelque chose de radicalement pourri dans ce vieux monde qui renaît sans cesse de ses cendres.