Monsieur Proust, par Céleste Albaret

Monsieur Proust, par Céleste Albaret. Souvenirs recueillis par Georges Belmont. Dessins de Stéphane Manel. Adaptation de Corinne Maier. Éditions Seghers, septembre 2022.

Ce livre de souvenirs, très agréablement illustré, nous fait entrer dans l’univers de Marcel Proust par la porte de service, en quelque sorte, mais quelle introduction riche d’enseignements et d’émotions ! Céleste Gineste, née en Lozère, deviendra par le plus grand des hasards (son mariage avec Odilon Albaret, chauffeur de taxi parisien) employée de maison dans la demeure de l’écrivain. D’abord coursière (ou « courrière ») portant les livres de l’écrivain à ses amis, puis préposée à la délicate fabrication du café de Marcel, elle ne le voit presque jamais, reste dans la cuisine où elle reçoit ses ordres, dans l’appartement très fermé du 102 boulevard Haussmann. Puis la femme de chambre, Céline, ayant été hospitalisée, Céleste prend sa place. Commence alors une relation différente, faite d’abnégation, d’exactitude et de patience.

« “Si Monsieur Marcel a besoin de vous, [lui dit Nicolas, valet en titre] vous entendrez la sonnette. Vous posez le plateau et vous partez. Surtout ne lui parlez pas. J’insiste. Sauf bien sûr s’il vous pose une question”. Alors je suis venue tous les jours et j’ai attendu dans la cuisine. Le plus drôle est que je ne me souviens pas de m’être jamais ennuyée, à faire le pied de grue comme ça. »

Et à force d’attente, la sonnette finit par retentir… Céleste va de découverte en découverte : la chambre noyée dans un nuage de fumée (les fameuses « fumigations » censées lutter contre l’asthme), le calfeutrage des fenêtres par de lourds rideaux, l’écrivain engoncé dans de chauds tricots, toujours allongé sur son lit, au milieu de son stock de plumes Sergent-Major et de ses mansucrits…

La mobilisation de 1914 transformera encore plus profondément le rôle de Céleste auprès de Proust, car elle sera pendant plusieurs années la seule personne à son service. Elle deviendra sa confidente et une véritable amie. Sa seule véritable amie ? Ce livre de souvenirs conduit en effet à s’interroger, une fois de plus, sur la personnalité singulière de l’écrivain : il ne souhaite voir personne – tout au moins pendant les six dernières années de sa vie – à moins que ce ne soit utile pour son livre ; pour recueillir une information, prendre note d’un détail de vêtement ou de caractère… On a le sentiment d’une relation purement utilitaire à l’égard des autres, à l’exception notable du compositeur Reynaldo Hahn.

C’est que Proust sait que sa maladie progresse, qu’il lui reste probablement peu de temps pour mener à bien son œuvre, que du temps, il en a déjà beaucoup perdu pendant sa jeunesse mondaine et quelque peu frivole… Alors le jeune mondain s’est transformé en ours, mais un ours capable, toutefois, de bienveillance et de délicatesse, enjoignant à Céleste d’aller s’abriter dans la cave pendant les bombardements allemands sur Paris, tandis qu’il reste allongé dans sa chambre, préférant le risque de l’obus meurtrier à celui de l’inhalation de poussière au sous-sol.

« J’ai compris au fil des nuits que la recherche de M. Proust, ça a été de se mettre hors du temps pour le retrouver. Il n’y a plus eu de temps, c’était le silence. Il lui fallait ce silence pour retrouver le passé et n’entendre que les voix qu’il voulait entendre, celles qui sont dans son livre. »

Après la guerre, la tante de Proust vend l’immeuble du boulevard Haussmann et Proust emménage au 44 rue Hamelin, entre le Trocadéro et l’arc de Triomphe, avec Céleste et Odilon qui est revenu du front vivant. L’écrivain est alors, plus que jamais, en quête de détails sur les modèles de ses personnages, et invite tour à tour celles de ses connaissances dont il a le plus besoin pour parachever son œuvre.

L’écrivain se hâte, il sent que le temps presse. C’est de nouveau une aide fort précieuse que Céleste va lui apporter, alors qu’entouré de ses manuscrits dont les marges se remplissent, il est à bout de solutions pratiques pour faire les corrections et ajouts qu’il juge indispensables.

« Monsieur, si ce n’est que ça, ce n’est pas difficile. Si vous le voulez bien, vous écrirez tous vos feuillets volants, et quand vous aurez fini, je collerai le tout au bon endroit. »

Ainsi sont nées ce qui fut plus tard appelé les « paperoles », nom féminin, « ajout rédigé sur un papier collé à un manuscrit », ainsi que le définit le dictionnaire de l’Académie française.

Augmentés de ces feuilles ajoutées, les manuscrits se sont mis à gonfler ; « Il y en a un, célèbre, qu’on a montré dans des expositions et qui a un ruban de ce genre, replié en accordéon. Déplié, il fait un mètre quarante ! » précise Céleste.

La fin finit par arriver. Celle du livre avant celle de Marcel Proust, heureusement pour lui, l’écrivain de génie, et pour nous, lecteurs. Les propos de Céleste Albaret au sujet de ces derniers instants de vie, ainsi que du deuil qu’elle vécut ensuite, sont des plus émouvants. Ils s’achèvent par une troublante communion avec la pensée intime de l’écrivain, livrée dans la Recherche à propos de la mort de Bergotte et de la forme d’immortalité offerte par la littérature.

Monsieur Proust, ouvrage très embelli par les dessins du talentueux Stéphane Manel, apporte un éclairage authentique sur Marcel Proust, réunissant dans ce témoignage aimant, profondément admiratif mais lucide, les différentes facettes de la personnalité et de la pratique de l’illustre écrivain, tyran charmant et généreux, à la fois ouvert aux perceptions les plus fines et hermétiquement confiné.

Promenade Marcel Proust, Cabourg, Normandie. (Photo ©FC)
Au chapitre IV de Monsieur Proust, Céleste raconte le dernier voyage de Marcel Proust à Cabourg, son lieu de villégiature préféré qui sera l’un des modèles de Balbec dans la Recherche. Déplacement qui supposait un certain travail d’intendance, car l’écrivain emportait non seulement tous ses manuscrits, « son bien le plus précieux », mais aussi ses tricots, pardessus, médicaments… et ses propres couvertures, celles du Grand Hôtel sentant la naphtaline… Un dernier voyage au bord de la mer, avec à l’esprit, toujours, cette obsession de l’œuvre à finir :
« La comtesse Greffulhe et le comte de Montesquiou sont passés un jour sans qu’il accepte de les recevoir. Il voulait être près des gens au cas où il aurait besoin de les voir pour son livre, mais il refusait les obligations qui pouvaient venir d’eux. »
La tombe de Marcel Proust au cimetière du Père Lachaise à Paris. (Photo ©FC)
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