Isaac Babel, « Contes d’Odessa »

Isaac Babel, Contes d’Odessa, suivi de Nouvelles. Traduit du russe par Adèle Bloch et Maya Minoustchine, Gallimard, coll. L’Imaginaire.

Né en 1894 dans une famille juive d’Odessa, Isaac Babel est un écrivain juif d’expression russe. Partisan convaincu de la révolution de 1917, il s’engage dans l’Armée rouge ; proche de Maxime Gorki, il garde cependant, en tant qu’écrivain, son caractère propre, et ses écrits ne reflètent nullement le style « réaliste soviétique ». Cela ne peut que contribuer à le rendre suspect, et au temps des grandes purges des années 1930, il est considéré comme un espion. Arrêté en 1939, il est condamné et fusillé en 1940. Ses œuvres ne paraîtront que dans les années 1950, au moment de la déstalinisation.

Dans les Contes à proprement parler, il décrit dans une langue particulièrement vive et colorée la vie des Juifs de sa ville natale : marchands, bandits, loqueteux… tous habitants d’un ghetto nommé la Moldavanka. Il est question, notamment, des aventures de Bénia Krik, devenu « le Roi » du quartier après avoir affronté victorieusement Tartakovski, surnommé « Juif et demi » à cause de sa fortune et de son audace, et propriétaire de nombreux magasins dans la Moldavanka.
Lors d’une descente dans les locaux de Tartakovski, un comparse maladroit de Bénia Krik cause la mort d’un commis, Joseph Mouguinstein, qui reçoit une balle dans le ventre. « Le Roi » promet à la tante de la victime une pension à vie, puis il s’adresse à elle en ces termes :

« – Tante Péssia, dit alors Bénia à la petite vieille échevelée qui se roulait par terre, si vous avez besoin de ma vie, prenez-la, elle est à vous, mais tout le monde peut se tromper, même le bon Dieu. Une énorme erreur a été commise, Tante Péssia. Mais n’était-ce pas une erreur de la part du bon Dieu d’établir les Juifs en Russie pour qu’ils y soient tourmentés comme en enfer ? Qu’y aurait-il eu de mal à ce que les Juifs vivent en Suisse, où ils auraient été entourés par des lacs de tout premier ordre, l’air de la montagne et rien que des Français ? Tout le monde peut se tromper, même le bon Dieu. Écoutez-moi de toutes vos oreilles, Tante Péssia. Vous avez cinq mille roubles en main et vous recevrez cinquante roubles par mois jusqu’à votre mort, puissiez-vous vivre jusqu’à cent vingt ans. Joseph aura des funérailles de première classe : six chevaux pareils à six lions, deux corbillards avec des couronnes, le chœur de la synagogue de Brody, et c’est Minkovski en personne qui viendra chanter l’office des morts pour votre fils… »
(« Comment cela se passait à Odessa » (1923), op. cit., p. 35-36.)


Arrière-cour dans l’ancien quartier juif de la Moldavanka, à Odessa. Photo : Adam Jones from Kelowna, BC, Canada, CC BY-SA 2.0 https://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0, via Wikimedia Commons

Puis, dans des nouvelles qui figurent en deuxième partie de l’ouvrage, Isaac Babel met en scène d’autres personnages hauts en couleur ; par exemple, ce commerçant contraint de se loger une dernière nuit à Orel avant de quitter la ville à cause d’une ténébreuse affaire, qui trouve refuge chez une prostituée sensible à son charme philosophique désarmant.

« – Tu te sens bien partout, à ce que je vois, dit Marguerite.
– C’est juste, répondit Guerchkovitch, on est bien partout où il y a des gens.
– Ce que t’es bête, dit Marguerite, en se soulevant sur le lit. Les gens sont méchants.
– Non, dit Guerchkovitch. Ils sont bons. On leur a appris à penser qu’ils étaient méchants, et ils l’ont cru. »
(« Élie Isaakovitch et Marguerite Prokofievna », op. cit., p. 90.)

On lit aussi l’histoire d’un capitaine tyrannique mais insouciant, qui perd le contrôle de son maître d’équipage ; celle de résidents d’un hospice de vieillards qui louent un cercueil, toujours le même, aux familles endeuillées, et se procurent ainsi des moyens de subsistance significatifs jusqu’à ce que le directeur du cimetière intervienne ; celle d’un enfant solitaire, qu’une passion pour la littérature a rendu affabulateur, et qui essaie à toute force de tenir éloignés, pendant la visite de son meilleur ami, son grand-père, rabbin indigent, et son oncle exalté…

Mais on trouve aussi parmi ces nouvelles deux histoires à teneur plus nettement autobiographique : « L’ histoire de mon pigeonnier » et « Premier amour » (1925), qui se réfèrent à l’expérience vécue de l’épouvantable pogrom de 1905. Un cul-de-jatte antisémite, par ailleurs aimé des enfants, moleste violemment le narrateur, qui vient grâce à son admission au collège de faire la fierté de son père, et de réaliser son rêve : acquérir de magnifiques pigeons pour le pigeonnier construit par son cher grand-oncle (« J’aimais ce vieillard vantard, parce qu’il vendait du poisson au marché. Ses grosses mains étaient toujours humides, couvertes d’écailles de poisson, et il s’en dégageait les miasmes de mondes froids et merveilleux. »)

« La ruelle jaune resta de nouveau jaune et déserte ; alors le cul-de-jatte posa sur moi son regard éteint.
– Est-ce que c’est Dieu qui m’a choisi, dit-il d’un ton morne, est-ce que je suis le Fils de l’Homme…
Et Makarenko me tendit sa main tachée par la lèpre apoplectique.
– Qu’est-ce que tu as dans ta besace ? dit-il en prenant le sac qui réchauffait mon cœur.
La grosse main de l’infirme écarta les pigeons tumbler et sortit une pigeonne de couleur cerise. L’oiseau reposait sur sa paume, les pattes en l’air.
– Des pigeons, dit Makarenko, faisant grincer ses roues, il s’avança vers moi, des pigeons, répéta-t-il comme un écho inéluctable, et il me frappa sur la joue.
Il me frappa de toutes ses forces, le poing serré : la pigeonne se fendit contre ma tempe, le postérieur ouaté de Katioucha tourna devant mes yeux et je tombai par terre dans mon manteau neuf.
– Il faut exterminer leur engeance, dit alors Katioucha en se redressant au-dessus des bonnets, je ne peux pas la souffrir, leur engeance, ni leurs hommes puants… »
(« L’histoire de mon pigeonnier », op. cit., p. 140-141.)


Un autre récit est également très émouvant : celui où se révèle la vocation littéraire du narrateur, « L’éveil » (1930). Les habitants d’Odessa ont adopté une curieuse manie : faire apprendre dès leur plus jeune âge la musique à leurs enfants, dans l’espoir qu’ils deviendront des prodiges, connaîtront le succès et la célébrité. Malheureusement pour les ambitions de sa famille, le narrateur préfère lire les classiques que racler son violon. Sa rencontre avec Nikititch, professeur de sport se disant philosophe de la nature, se révélera déterminante pour l’éclairer sur son talent et le chemin qu’il devra parcourir.

« – Qu’est-ce qui te manque ?… La jeunesse n’est pas un mal, elle passera avec les années… Ce qui te manque, c’est le sentiment de la nature.
Il me montra avec sa canne un arbre au tronc rougeâtre, avec une couronne basse.
– Qu’est-ce que cet arbre ?
Je ne savais pas.
– Qu’est-ce qui pousse sur ce buisson ?
Je ne le savais pas non plus. […]
– Quel est l’oiseau qui chante ?
J’étais incapable de répondre. Les noms des arbres et des oiseaux, leur division en espèces, vers où s’envolent les oiseaux, de quel côté se lève le soleil, à quel moment la rosée est la plus abondante, tout cela je l’ignorais.
– Et tu oses écrire ?… Un homme qui ne vit pas dans la nature comme y vivent une pierre ou un animal n’écrira pas deux lignes acceptables de toute sa vie… Tes paysages ressemblent à la description d’un décor. Que le diable m’emporte, à quoi ont-ils donc pensé, tes parents, pendant quatorze ans ?… »
(« L’éveil », op. cit., p. 257-238.)

Ce recueil de nouvelles de Babel Isaac offre une grande diversité de sujets et de tableaux de la société d’Odessa au tout début du vingtième siècle. Le style riche et pittoresque, très orné, des personnages de la première partie (les Contes), les notations et métaphores d’une absolue originalité dans les Nouvelles, attestent de la maîtrise du style de l’auteur, grand admirateur de Flaubert et de Maupassant, à qui il consacre d’ailleurs, en 1932, l’une de ses nouvelles les plus réussies. La fin – dans laquelle il résume les principaux éléments d’une biographie de l’écrivain normand – aussi saisissante qu’énigmatique, touche au sublime…

« On l’enferma dans un asile d’aliénés. Il y marchait à quatre pattes et dévorait ses propres excréments. La dernière inscription dans la triste chronique de sa maladie mentionne : “Monsieur de Maupassant va s’animaliser.” Il mourut à quarante-deux ans. Sa mère lui survécut.
Je lus le livre jusqu’à la fin et me levai. Le brouillard s’était approché de la fenêtre, me cachant l’univers. Mon cœur se serra. Le pressentiment de la vérité m’effleura. »
(« Guy de Maupassant », op. cit., p. 255-256.)

Publicité

Une réflexion sur “Isaac Babel, « Contes d’Odessa »

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s